Zelda COLONNA
plasticienne + théoricienne + vidéaste
Par delà la pornographie : à chair ouverte
- L’œil de la médecine -
« Le sexe a été inventé par une maladie vénérienne intelligente. »[1]
David Cronenberg
Corps dévêtu, désirable, déshabillé, notre œil affamé veut voir le corps dépasser la pudeur, retirer ses couches de vêtements et écarter les jambes afin que nous puissions « tout » observer. Car c'est à la vue de la nudité totale, sans voile et sans détour, que le désir est nourri et que la jouissance peut trouver son chemin.
Les productions pornographiques sont une solution à ce besoin coriace de spectacle de corps nu. La pornographie se définit par ce « tout montrer », par l'exposition de l'objet sexuel dévoilé et offert. Ainsi l'explique la théoricienne française Dominique Baqué : « (…) L’image pornographique est, de par sa nature même, utilitaire et commerciale. Inscrite dans un circuit marchand, elle ne se donne qu’un but : faire jouir et faire vendre. (…) Parmi les règles explicites que se donne la pornographie, la plus radicale est sans doute celle du « tout montrer et du « tout voir »[2].
Son industrie cinématographique et photographique, officielle ou officieuse et massivement consommée, est maintenue comme un monde à part, marginal, qui fascine comme il répugne. Car quand la pudeur est bravée pour basculer vers l’interdit du nu afin d'assouvir les besoins charnels, un tabou est levé et les esprits peuvent crier honte et dégoût envers les modèles et les consommateurs.
Cependant ce « tout montrer » et ce « tout voir » est dispensé de jugement moral et devient une obligation dans un cas précis : quand le voyeur n'est plus là pour rechercher le plaisir du corps mais pour en déceler le mal. La pudeur, même la plus intime, n’existe plus face au médecin quand notre corps se trouve exposé à son œil professionnel qui étudie les faces externe et interne de notre enveloppe, et dont le contact est indispensable au moindre souci de santé. Le cabinet médical est le lieu unique où l’on se prête à cette règle du « tout montrer » sans que le terme « pornographie » ne soit approprié et où la pudeur n’a pas sa place.
Si le corps fait scandale quand il se dénude, s'ouvre et s'expose, le problème ne se pose plus dans le contexte clinique.
Pourtant, l’univers médical n’a de cesse de nourrir l’imaginaire pornographique. Certains réalisateurs de films X ont mis en scène des consultations médicales détournées en attouchements d’ordre sexuel, percevant derrière cette relation de promiscuité un terrain propice au désir et comparable au fantasme du rapport dominant-dominé. L’industrie du sexe a parallèlement mis à la vente des accessoires proches du speculum gynécologique et des robes d’infirmière affriolantes.
Pervertir ainsi le serment d’Hippocrate ; les pornographes s’attaquent de ce fait à la confiance collective envers les médecins et les aides-soignants. L’éthique médicale impose une relation totalement professionnelle, distante, bienveillante, et l’œil du médecin doit être celui du soin et jamais celui du voyeur. S’il y a dérive, le praticien est susceptible d’être attaqué en justice pour harcèlement sexuel et radié de l’ordre des médecins ; tel a par exemple été le cas dans l’affaire du Dr Hazout, gynécologue poursuivi pour comportement abusif.
Ce détournement de l’acte médical en acte sexuel via l’univers pornographique nous amène à nous poser des questions : le corps perd-t-il toute dimension érotique à partir du moment où il est appréhendé dans un cadre médical ? La perversion du regard professionnel, qui se doit neutre et clinique, est-elle possible ? Car où se trouve la limite entre l’œil « voyeur » et l’œil qui scrute les corps pour en discerner les pathologies ?
Cela nous mène aussi à nous demander si dans la vision du corps anatomique, scientifique, et des chairs mises à vif, on peut envisager la possibilité d’un spectacle du plaisir ?
Aux tensions du désir et du soin : quel regard ?
Les guérisseurs, qui tenaient lieu de médecins avant les toutes premières découvertes médicales, ne s’embarrassaient d’aucun contact avec les malades et pensaient à travers des rituels magiques exercer leur art à distance des corps souffrants, sans les voir, à plus forte raison sans le toucher. Cette médecine se fondait sur la relation orale ou sur l’examen d’un linge ou d’une sécrétion fournie par le malade. Puis vinrent les débuts d’une médecine plus moderne grâce aux recherches et découvertes d’Hippocrate. Alors que la médecine était pratiquée par des clercs, le christianisme déclare que les contacts corporels sont impurs. La pudeur du malade devait être respectée car la morale chrétienne bannissait justement toute provocation sexuelle et tendait par là à annihiler toute relation susceptible d’évoluer vers le désir. Ainsi la naissance d’une intention ambiguë d’un médecin vis-à-vis de son patient était appréhendée.
Dans Naissance de la clinique, Michel Foucault s’est demandé comment comprendre l’émergence du regard clinique, de ce coup d’œil médical qui scrute les volumes du corps, ses recoins intimes, pour y déceler les formes du mal :
« Le médecin du XVIIème et du XVIIIème siècle ne restait-il pas « à distance » de son malade ? Ne le regardait-il pas de loin, n’observant que les marques superficielles et immédiatement visibles, guettant les phénomènes, sans contact, ni palpation, ni auscultation, devinant l’intérieur par les seules notations externes ? Le changement dans le savoir médical à la fin du XVIIIème siècle ne tient-il pas essentiellement à ceci que le médecin s’est rapproché du malade, qu’il a tendu les doigts, et appliqué l’oreille, que changeant ainsi d’échelle, il s’est mis à percevoir ce qu’il y avait immédiatement derrière la surface visible, et qu’il a été ainsi amené peu à peu à « passer de l’autre côté », et à repérer la maladie dans la profondeur secrète du corps ? »[3]
C’est en effet à partir de 1870 que naît l’idée du médecin en tant que personne aux savoirs supérieurs et que le corps devient véritablement le centre des préoccupations médicales :
« L’expérience clinique s’arme pour explorer un nouvel espace : l’espace tangible du corps, qui est en même temps cette masse opaque où se cachent des secrets, d’invisibles lésions et le mystère même des origines. Et la médecine des symptômes, peu à peu, entrera en régression, pour se dissiper devant celle des organes, du foyer, et des causes, devant une clinique tout entière ordonnée à l’anatomie pathologique. »[4]
Le XIXème siècle représente alors une période charnière où les médecins prennent le pouvoir ; devenu homme de savoir, ils possédent dorénavant la connaissance d’un corps qui est notre propriété. Et c’est à partir de 1850 que les examens médicaux conduisent les médecins à faire déshabiller systématiquement les malades. Et, à la fin de ce siècle, les consultations très fréquentées du clinicien neurologue Charcot mettent en scène des personnes, surtout des femmes, entièrement nues. Mais encore, dans de grands hôpitaux de la région parisienne, le malade venant consulter était amené entièrement nu au centre d’un amphithéâtre sous les regards d’une cinquantaine d’étudiants. La pudeur bravée de la sorte, la filiation entre la consultation médicale et l'imaginaire pornographique devient de plus en plus évidente.
La question devient alors de comprendre où se situe la limite d'intention entre un œil médical et un œil du commun face à un corps nu? Nous pouvons répondre que l’un est professionnel, que l’œil clinique a cette particularité d’être neutre, de ne plus érotiser le corps, est que sa seule volonté est celle du soin.
Soit, mais il s’agit toujours d’un regard humain, donc susceptible de désir et d’excitation. C’est une question à laquelle l’essayiste Hervé Hamon a apporté une réponse:
« On imagine naïvement que des professionnels dont la tâche est de toucher, de dénuder, abordent sans émoi particulier cet aspect de leur métier (…) Il n’en est rien. Les médecins ne sont pas mieux préparés que quiconque à pareille approche. (…) Le corps, à les entendre, c’est la superbe planche en couleurs des cours d’anatomie. Mais un corps qui geint, un corps qui s’érotise, un corps habité, ce n’est point leur culture universitaire. »[5]
La disparité des corps observés est aussi un point de différence majeur : l‘image pornographique concerne davantage des corps jeunes et bien constitués que des corps de toutes formes et de tous âges parfois déformés par une pathologie. Pourtant, et contrairement à certains consensus sur les canons des stars du X, l'industrie pornographique sait mettre en scène tout type d’anatomie, de manière à répondre à la plus grande variété de goût, même les personnes âgées et les femmes enceintes. Mais encore, cette proximité avec le corps nu propre à la relation médecin et patient – voire l’acte de pénétration s’il s’agit de gynécologue ou de chirurgien - a détourné certains des attributs médicaux en des classiques du genre pornographique. Le mythe de l’infirmière, qui apaise, déshabille et touche avec soin, est devenu une icône du milieu pornographique avec ses blouses en vinyle courtes et ses seringues géantes.
Déjà dans l’enfance, le « jeu du docteur » permet les premières découvertes du corps de l'autre, le scruter pour voir comment il est constitué, comparer les organes qui ne sont pas les mêmes :
« Le jeu du docteur est avant tout un jeu sexuel. On se contemple, on s’explore, on se caresse. (…) Pourquoi le médecin ? Alors que tous les couples en font autant. C’est que justement on reconnaît au médecin la licence de transgresser certains interdits, et l’on s’identifie ainsi dans le jeu au personnage qui a le droit de tout faire. Ceci offre le prétexte de se défaire de toute pudeur gênante à l’égard du partenaire du jeu. »[6]
précise le médecin-psychanalyste français Lucien Israël.
Le corps connaît de multiples maux et il est difficile d'en prendre soin sans l'exposer au regard professionnel du médecin. Ce même corps est cependant celui qui émoustille et fait jouir quand il se montre. Tout devient alors question de contexte, de posture et de regard. Mais le cabinet médical reste ce lieu inédit où la nudité ne fait plus scandale et où la dimension sexuelle est prohibée. De ce fait, il est compréhensible que le fantasme du docteur et de l'infirmière soit aussi répandu dans les œuvres pornographiques qui trouvent majoritairement leurs inspirations dans la perversion, et la subversion, des interdits intimes ou sociaux.
Le patient érotisé : ce tabou dévoilé par l'artiste.
L'influence de l'image pornographique sur les photographes et les plasticiens a créé un genre artistique à part depuis quelques décennies. Entre goût de la provocation et nouvelles expériences plastiques, des artistes comme Larry Clark, Andres Serrano, Louise Bourgeois ou encore Pierre & Gilles nous ont proposés des œuvres où les sexes sont exposés sans tabou, parfois magnifiés, et où les pratiques sexuelles diverses peuvent être transfigurées. En regardant de plus près dans ce catalogue des nus et de la pornographie devenue art, nous pouvons trouver certaines pièces donnant forme à cette tension entre corps soigné et corps érotisé. L’artiste détournant ainsi la posture du médecin et de son patient de sa fonction première, celle du soin, en une mise en scène d’ordre sexuel, il devient plus aisé de comprendre le transfert de la relation médicale en certains fantasmes devenus classiques pornographiques.
Parmi elles, citons le travail d'Ivo Saliger. Cet artiste autrichien a principalement réalisé des peintures dans un style très académique, conforme aux idéaux artistiques du IIIème Reich dont il fut, relativement malgré lui, une référence. Mais entre les représentations très classiques de modèles sculpturaux dans des fonds de paysages paisibles, il réalise cependant une œuvre intéressante en 1920 intitulé Der Arzt – Le Médecin, suite à la maladie de sa sœur décédée d'une leucémie après deux ans de souffrance et d'espoir déçu.
Der Arzt (Le médecin), 1920, fusain et crayon sur papier, 73x53,4 cm Wellcome Collection, Londres
Cette esquisse, qui porte en elle les pouvoirs et les rêves de la médecine, à savoir nous sauver de la mort, est la propriété actuelle de la Wellcome Collection de Londres, spécialisée en représentation médicale. L'artiste y dépeint un chirurgien – reconnaissable par son port du bonnet et d'un tablier, et non de l'habituelle blouse blanche - qui soutient à bout de bras une jeune fille. Celle-ci, le visage enfoui dans ses longs cheveux, est entièrement nue et semble vaciller en cherchant refuge dans les bras de l'homme de science. Celui-ci, de son autre main, repousse un squelette agrippé aux hanches de la jeune femme. Le visage du médecin est celui d'un père sévère, une figure à la fois paternaliste et professionnelle. Dans une lettre à une de ses amies, Ivo Saliger confie avoir souhaité donner à cet homme une expression paradoxale, déterminée mais dénuée de bienveillance [7]. Agrippé aux hanches de la malade, un squelette effectue ici une danse macabre perverse, celle d'une mort vicieuse, un genou à terre comme un prétendant suppliant, qui emporte avec elle tout les corps, même les plus jeunes et les plus beaux.
La dimension érotique de cette esquisse est évidente : le corps de la victime sans visage n'a rien de maladif, mais ressemble aux nus lascifs et sensuels des grandes peintures académiques. Face à elle, le chirurgien apparaît comme un prince sauveur, le médecin tout puissant à la fois dur et protecteur, qui sauve la belle jeune femme des griffes de son agresseur. Ici la mort, comme un combat entre deux amants pour obtenir les gains de la beauté. Le corps de la patiente, qu'il aurait pu représenter couvert d'un drap ou d'une blouse d'hôpital, est l'objet évident de désir. Les composantes de cette esquisse - l’ambiguïté de la relation clinique, la sensualité du corps de la malade, le couple Eros et Thanatos - sont en fait partiellement détournées par l’artiste dans une démarche d’érotisation de la consultation médicale, et ce des décennies avant les premiers films X sur le sujet.
Cette érotisation du patient est encore plus manifeste dans des clichés de Nobuyoshi Araki, figure pilier de la photographie érotique. C'est avec de tels artistes que l'héritage pornographique est devenu art. Son œuvre met majoritairement en scène des modèles féminins à travers lesquelles il s’approprie les fantasmes et pratiques sexuelles japonaises, et tout particulièrement le kinbaku, art du bondage au pays du soleil levant. Le bondage est une pratique sadomasochiste qui consiste à ligoter son ou sa partenaire.
Parmi les différents clichés de l'artiste, deux retiennent particulièrement notre attention. Un premier met en scène une jeune femme allongée sur un lit de métal, très probablement un lit d'hôpital. Celle-ci a une perfusion dans le bras droit et un tube respiratoire dans une narine, ce qui ne laisse aucun doute sur son hospitalisation. Elle est nue et couverte par endroits de bandages. Cependant, la dimension médicale est clairement perturbée par la pose du modèle qui semble s'offrir au spectateur. Ses pansements évoquent le tissu utilisé dans la pratique du kinbaku, et en y regardant de plus près, on voit que sa tête est maintenue au lit par une corde.
Sur l'autre cliché, une femme repose également sur un lit d'hôpital en métal blanc. Entièrement ficelée, nue, les jambes écartées, le regard aguicheur, elle fait l’objet d’une l'intention pornographique ostentatoire où l’appareillage médical ne tient plus lieu que de décor.
Sans Titre, 2000, tirage argentique
Bokuju Kitan, 2007, photographie argentique et encre, Yoshii Gallery
Dans ces photographies, la mise en scène en hôpital n’a pour but que de renforcer la posture de soumission des modèles. Le principe même de l'art kinbaku repose sur ce sentiment de plein pouvoir sur la victime ligotée et incapable du moindre mouvement. Et ici, le regard de pitié à l’égard malade laisse place au regard érotisant du voyeur.
Les patientes, sur leurs lits de métal blanc, deviennent des proies faciles, passives dans leur maladie, donc soumises, et les bandages deviennent des cordes de bondage. Cette posture de la jeune fille fragile, passive et offerte, fait partie intégrante de la conception de l’érotisme et du désir au Japon.
Le décor médical choisi par Araki n'est pas non plus l’effet d’un hasard. Il place ainsi le regard du médecin dans la position du voyeur, et la limite entre corps soigné et corps érotisé s’en trouve alors complètement transgressée. Notons que les Shunga, ces icônes érotiques japonaises, auraient été initialement inspirées par les illustrations des manuels médicaux.
SI des artistes ont su à travers leurs œuvres questionner la posture du patient comme cas médical pouvant devenir objet de désir, c'est aussi à travers le septième art que le thème a été évoqué. Dans Parle avec elle, Pedro Almodovar raconte comment un jeune infirmier, Begnino, à force de s’occuper d’une patiente dans le coma, en vient à la violer.
En exposant les dangers de la proximité excessive entre les aides soignants et les malades, le réalisateur aborde des questions de l’ordre de l’étique médicale. Une scène est particulièrement explicite à ce sujet, celle du film muet de genre quasi-érotique que va voir Begnino et qui relate l'histoire d'un homme qui rétrécit jusqu'à ne plus mesurer que quelques centimètres après avoir ingéré une potion mise au point par sa femme savante. Leur amour étant resté intact, un soir, alors que son épouse est endormie, il explore l'anatomie féminine en s'introduisant dans l'entrejambe de celle-ci. Sa femme en jouit de plaisir. Ce « film dans le film » fait un parallèle avec la manière dont l'infirmier explore avec douceur et par morceau le corps d'Alicia. Il existe en effet dans le rapport à l'objet de désir une manière quasi médicale d'appréhender le corps de la personne aimée. C’est dans un écrit de Proust que l’on peut retrouver ce lien très fort entre corps à ausculter et corps à désirer :
« Parfois une idée me prend : je me mets à scruter longuement le corps aimé (…) Scruter veut dire fouiller : je fouille le corps de l’autre, comme si je voulais voir ce qu’il y a dedans (…) Cette opération se conduit d’une façon froide et étonnée ; je suis calme et attentif, comme si j’étais devant un insecte étrange (…) Je voyais tout de son visage, de son corps, froidement : ses cils, l’ongle de son orteil, la minceur de ses sourcils, de ses lèvres, l’émail de ses yeux, tel grain de beauté, une façon d’étendre les doigts en fumant ; j’étais fasciné (…) je pouvais lire, sans rien y comprendre, la cause de mon désir. »[8]
Ce plaisir érotique que l’on prend à décortiquer la moindre parcelle de l'autre est comparable à la manière dont un médecin scrute notre corps afin de déceler la cause de notre mal-être.
Une autre œuvre explore cette question des limites entre médecine et pornographie : celle de Wim Delvoye, artiste plasticien belge contemporain reconnu pour avoir tatoué des cochons et réalisé Cloaca, une machine à excréments humain artificiel. Dans des œuvres comme Urania, Blow et Dick, le plasticien lève encore davantage les voiles de la nudité et interroge l'imagerie médicale avec des vitraux réalisés à partir de radiographies. Mais pas n'importe quelle partie du corps ; Wim Delvoye a utilisé des clichés réalisés avec un couple s'adonnant à diverses pratiques sexuelles, allant des baisers langoureux jusqu’à la fellation.
Urania (détail), métal, radiographie, acier, verre, 2001-2002, 200 x 80 cm
Les questions du regard et de l'obscène sont ici profondément interrogées. En utilisant pour support les fenêtres sacrées, ces images prennent un sens d’autant plus polémique, l'illustration biblique étant remplacée par un couple en plein acte sexuel. L’obscénité y est cependant amoindrie par le fait que nous n'en voyons que le squelette. Cette danse macabre et obscène pose alors clairement la problématique du statut du corps en tant qu'objet scientifique et objet de désir. Une radiographie de deux personnes qui font l'amour, est-ce clinique, scientifique, ou pornographique?
La question du « tout voir » prend ici tout son sens ; la radiographie comme la pornographie dévoile l'immontrable, le secret de l'anatomie aux sources du désir et de la médecine. Cela n'est pas sans rappeler les mots de Thomas Mann dans La Montagne Magique où la vue de la radiographie de ses propres poumons mène le héros du roman, le jeune Hans Castorp, au malaise :
“ Et lentement, avec un reflet laiteux, comme une fenêtre qui s’éclaire, surgit de l’obscurité le pale rectangle de l’écran (…) qui permettait de voir à l’intérieur d’un organisme humain.
(…)
Il vit (…) ce qui, en somme, n’est pas fait pour être vu par l’homme, et ce qu’il n’avait jamais pensé qu’il fût appelé à voir ; il regarda dans sa propre tombe. Cette future besogne de la décomposition il la vit, préfigure par la force de la lumière, la chair dans laquelle il vivait, décomposée, anéantie, dissolute en un brouillard inexistant, et, au milieu de cela, le squelette, fignolé avec soin, de sa main droite, autour de l’annulaire duquel son anneau, qui lui venait de son grand-père, flottait, noir et lâche : un objet dur de cette terre, avec quoi l’homme pare son corps qui est destiné à disparaître, de sorte que, redevenu libre, il aille vers une autre chair qui pourra le porter un nouveau laps de temps. (…) avec des yeux pénétrants de visionnaire, et pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il mourrait.”[9]
C'est d'ailleurs à la vue d'une radiographie de Clawdia Chauchat, belle pensionnaire russe, que le protagoniste tombe amoureux de la jeune fille. Ainsi l’adoration est poussée jusqu’aux tréfonds du corps d’autrui et transfigure le dégoût en désir, de l’extérieur comme l’intérieur. Car si la pornographie est un « tout montrer », l'imagerie médicale peut être perçue, en ce sens, comme d'autant plus obscène. Mais la médecine connaît une discipline qui aborde des terrains plus impressionnants et parfois même plus tabous que ceux de l'univers de la pornographie. Si la nudité clinique peut devenir fantasme et si l’imagerie médicale peut nous mener à questionner les limites du désir, qu’en est-t-il quand le « tout montrer » dévoile ce que cache la peau ?
Par-delà la pornographie : l'acte chirurgical
Si la pornographie trouve certaines inspirations dans le rapport soignant et patient, la question reste de savoir si toute dimension érotique des corps peut-être annihilée par l'oeil du médecin ? Cet œil, organe pornographique par excellence chez Georges Bataille, comment peut-il, par habitude et principe professionnel, se détacher de toute forme de désir ?
C'est un des thèmes majeurs de Faux semblant, film de David Cronenberg, qui raconte le travail de jumeaux chirurgiens-gynécologues, tous deux interprétés par Jérémy Irons, qui se perdent entre perversions et professionnalisme. Face à une clientèle exclusivement féminine, leur vie et leur art se confondent, entre génie et folie. Car le pouvoir que possède le chirurgien sur le corps, qui n'est plus pour lui « cet objet clos, ce vase fermé, sacré, arcane, dans lequel s'élabore en secret le mystère de la conservation de la vie »[10] pour reprendre les termes de Paul Valéry, n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd'hui. Pouvoir de vie ou de mort, de beauté ou de laideur, il détient l’accès à des parties de nous-même que nous ne connaîtrons jamais.
La chirurgie expose davantage que la pornographie. Elle est l’intrusion dans l’intimité la plus extrême, explore les limites par-delà la nudité. L'intérieur du corps humain est un tabou qui a pendant des siècles rendu impossible tout acte de dissection, ralentissant ainsi les progrès des sciences médicales. Aujourd'hui, la prudence persiste pour toute exposition du corps humain. Dans l'industrie cinématographique, le divertissement des yeux, les censures sont généralement sévères sur les démonstrations ostentatoires du corps : celles-ci sont l’apanage des films de genre pornographique, ou gore pour lesquelles les entrailles sont mises à nu avec une violence complice de la part du spectateur. Dans les hôpitaux, les blocs opératoires sont des théâtres fermés, à l'abri des regards, et les parties du corps qui ne sont pas traitées sont recouvertes d'un drap.
Si la pornographie a pour fonction de « tout montrer », celle de la chirurgie la dépasse. Cette dernière pénètre et met à jour la plus profonde nudité, l'intimité la plus extrême, celle qui est cachée par la peau.
L'acte chirurgical va par delà la pornographie.
Difficile de comprendre la frontière fondamentale entre nudité érotique et nudité médicale. Si faire tomber les voiles excite le spectateur, lever le voile qu'est la peau provoque la nausée. Car dévoiler l'intérieur de soi, n'est-ce pas montrer sa face la moins "montrable"? Un corps dévêtu excite, un corps nu émoustille, mais face à un corps ouvert, la nausée monte. Dans l'acte de se déshabiller, il y a une sorte de progression ironique où le désir bascule dans le dégoût. A force d'enlever des couches, il ne reste plus que la peau à retirer. Cela rappelle Julos Beaucarne qui, à travers sa chanson ironique et tragique Miss Univers, raconte comment, lors d'un spectacle, une femme sublime est amenée par un public grossier à faire voir ce qu'elle a sous la peau :
"(…)
Dépiaute-toi, la fille!
Qu'as-tu d'beau sous la peau?
Ecarte le rideau!"
Alors Miss Univers,
la fille de la bouchère,
se mit à découper
au couteau sa belle peau.
(...)
Alors Miss Univers,
s'effondra par terre.
La plus belle femme du monde
ne donne que ce qu'elle a.
(...)»
L'oeil garde ses limites : lorsque la chair devient trop ostentatoire, le goût devient dégoût. Le chirurgien sera le seul à avoir le privilège d’admirer cette pornographie extrême. Mais la question de l’intention du regard se pose encore une fois : le regard chirurgical, qui se doit à la plus grande froideur pour surpasser le dégoût et réparer au mieux les organes, est-il sujet au plaisir à la vue des chairs à vif? Face à un patient passif, endormi, recouvert d’un drap stérile qui ne laisse dépasser que la couche de peau ouverte sur l’organe malade, tout plaisir pris à un tel spectacle serait considéré comme perversion. Cependant, une esthétisation des viscères existe : « Je ne me lasse d'admirer la beauté du cerveau et de l'anatomie pendant les interventions.»[11] avoue le Dr Akram, neuro-chirurgien. Et Baudelaire, ne voyait-il pas en l’« infâme » charogne quelque chose de « superbe Comme une fleur » [12] qui s’épanouit. Mais ce détournement du dégoût de l’anatomie en spectacle de la beauté, peut-il être aussi spectacle de plaisir pornographique ?
La pornographie connaît des dérives extrêmes et propose, depuis les années 70, des films proches du genre gore avec la naissance des snuff movie ou la création d’un nouveau genre depuis les années 2000 appelé torture porn, très en vogue en Asie,et dans lesquels sont offertes au regard du spectateur des orgies sanguinaires où les tueurs prennent ensuite plaisir à dépecer leur cadavre pour mieux les violer. De tels scénarios d’horreur ne peuvent que ressembler à des faits divers atroces où de tueurs détournent les pratiques chirurgicales en torture et trouvent plaisir à une boucherie pour mieux jouir de la victime - tel a été le cas en Ukraine - dans l’affaire Andrei Chikatilo, surnommé « le boucher de Rostov » - ou aux Etats-Unis - avec les meurtres perpétrés par Jeffray Dhamer, baptisé « Le cannibale de Milwaukee ».
Ces récits cauchemardesques semblent pourtant avoir inspiré des réalisateurs du X qui, par la suite, ont trouvé un public, preuve que ce « par delà » pornographique est devenu un genre à part entière, défini par David Le Breton, anthropologue et sociologue français, comme :
« [...] une passion de la chirurgie sauvage, une volonté de transformer l'individu en organisme, et de l'ouvrir comme un jouet pour découvrir ses rouages intérieurs comme le font les psycho-killers ou pour le dévorer [...] Le gore proclame la démocratie de la chirurgie, il opère sur le vif du sujet et donne le scalpel au tout-venant. La sidération recherchée, l'absence de surprise dans les images, la jouissance ambiguë d'être là, la passion du corps retourné et mis à nu, ces traits évoquent le spectacle anatomique dont le gore est une version moderne populaire. »[13]
Et si les goûts cinématographiques et sexuels des amateurs de tels films peuvent être jugés douteux, rappelons cependant la fin de l’Empire des Sens de Nagisa Oshima, considéré comme un chef d’œuvre du cinéma par un public de cinéphiles : Sada étrangle Kichizo, son amant, dans un dernier orgasme et l’émascule avant d’écrire des mots d’amour avec son sang.
Après tout, quand une star du X ouvre les cuisses, laisse voir ce sexe dont la couleur et la texture est proche des chairs ouvertes, puis se fait pénétrer par des membres ou des objets divers, l’acte chirurgical n’est pas si loin. Orlan, artiste plasticienne française qui a organisé pendant des années diverses mises en scène d’intervention chirurgicale sur son propre corps, explique combien « Tout orifice entretient des fantasmes et de l’érogène, la blessure, les lèvres de la blessure, simulacre du sexe féminin. »[14]
Face à l’érotisation des viscères et à la pornographie de l’extrême, nous pouvons nous demander si la pornographie n’offre pas la possibilité de rendre au corps sa qualité d’objet de désir, à contre-courant des sciences médicales, qui dévoilent les secrets de l’anatomie au profit d’une vision mécanique. C'est cette « glaciation des figures du corps et du désir. »[15] qu'évoque Dominique Baqué en questionnant la place pour l'érotisme face à un corps que l'on rêve de plus en plus maîtrisable : « Ces chairs froidement cliniques nourrissent la fantasmatique d’un corps puissant, inaccessible à la douleur, mais dont il est légitime d’interroger la sensorialité et, davantage encore, la sexuation. »[16] Trouve-t-on ici les raisons d'un intérêt grandissant pour les images de la pornographie de plus en plus violentes en réponse à l'épuisement des limites du corps?
[1] David Cronenberg, entretien avec Didier Péron et Laurence Rigoulet, Libération, 14 avril 1999, p.34-35
[2] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, éditions du Regard, Paris, 2002, p.43-44
[3] Michel Foucault, Naissance de la clinique, Galien, Presse universitaire de France, Paris, 1965, p. 138
[4] ibid, p. 123
[5] Bernard Hoerni, La relation médecin-malade, l’évolution des échanges patient-soignant, éditions Imothep, 2008, Paris, p.146
[6] Lucien Israël, Le médecin face au malade, édition Pierre Mardaga, Bruxelles, collection psychologie et sciences humaines,1968, p. 182
[7] Ivo Saliger, lettre à son amie Mrs Killpack, le 6 décembre 1973, Vienne, http://www.cwru.edu/artsci/dittrick/museum/collections/Artz.html
[8] Marcel Proust, Le corps de l’autre dans Fragment d’un discours amoureux de Roland Barthes, édition Du Seuil, collection Tel Quel, Paris, 1977, p. 85-86
[9] Thomas Mann, La Montagne Magique, traduction de Maurice Betz, Arthème-Fayard, Paris, 1931 (réédition Le Livre de poche), p.327
[10] Paul Valery, Discours aux Chirurgiens, éditions J. Hytier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1957, p.915
[11] Entretien avec le Dr Harrith Akram, neurochirurgien au National Hospital for Neurology and Neurosurgery, University College London Hospitals NHS Foundation Trust, Londres, Janvier 2012
[12] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, éditions Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 2002, p.46
[13] David Le Breton, La Chair à Vif, de la leçon d'anatomie aux greffes d'organes, édition Métailié, collection Sciences Humaines, Paris, 1993, p. 342
[14] Orlan, Surtout pas sage comme une image, revue Quasimodo n°5, printemps Montpelliers, 1998, p.95
[15] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, op. cit., p.39
[16] ibid. p.71