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Le cas Lolo Ferrari : aux extrêmes du sommeil et de l’image

 

 

 

"Je m'effraie de tout ce qui  vient altérer l'Image"

Roland Barthes

 

 

 

 

Le corps, aujourd’hui, possède une place prioritaire dans l’esprit de l’homme occidental : « L’homme dans la seconde moitié du XXème siècle considère que la qualité de sa vie passe par la recherche de l’équilibre et du bien-être d’un corps qui fonctionne correctement. Il y consacre beaucoup de temps et d’argent (…) la société des loisirs se construit sur le corps. »[1]

Notre apparence physique est devenue une priorité, voire une obsession, et les techniques  qui nous permettent de transformer ce corps au gré de nos envies, en adéquation avec les canons de beauté,  ne cessent de naître et d'évoluer. Massage, laser, cosmétique... Parmi les moyens qui nous sont proposés, la chirurgie est sans aucun doute le plus violent et le plus radical. Subir une anesthésie générale, puis une intervention  au cours de laquelle le chirurgien va ouvrir, aspirer ou cisailler des parties de notre corps, est devenue une sorte de passage obligé incluant maltraitance et douleur, vers une beauté hors de prix, car « il faut souffrir pour être belle ».

Lolo Ferrari est l'une des figures les plus célèbres de cette pratique extrême. Si elle n'est pas la seule à avoir abusé de la chirurgie esthétique, nul autre qu'elle n'est allé aussi loin dans l'augmentation du volume de poitrine, au point de devenir une sorte de créature monstrueusement féminine. Mais au-delà de la recherche d'un physique hors du commun, elle prenait plaisir à se faire opérer car elle aimait avoir recours à une anesthésie générale. 

 Que cache cette attirance particulière pour le sommeil artificiel? Cette femme au destin tragique, considérée comme une vulgaire poupée gonflable, nous incite à nous interroger sur cette relation, à la fois thérapeutique et violente, entre image de soi et acte chirurgical.  Car à  force de désirer la plastique la plus parfaite, ne risquons-nous pas de devenir a contrario des monstres?

 

 

Corps sans âme et corps extrême :

 

Dans une interview parue de son vivant, Eve Vallois, alias Lolo Ferrari, confiait : "J'aime bien qu'on m'endorme, car c'est difficile, parfois, la vie."[2]  Ces propos sont ceux d'une jeune femme qui semblait éprouver davantage de plaisir à l'anesthésie qu'au résultat de ses interventions. Elle aimait le fait même d'être opérée. Cette idée est évoquée à plusieurs reprises dans les textes de l'opéra qui lui est dédié : "Pouvoir doser la torpeur, soulager la douleur d'un coup d'aiguille, accompagner le corps dans l'oubli. As-tu déjà observé quelqu'un qui plonge dans l'inconscience, doucement? C'est fascinant. Et rassurant. (...) Pouvoir décider d'une absence à l'angoisse et la douleur, alors que la matière du corps est toujours là, présente..."

La jeune femme, qui souhaitait dans son adolescence devenir anesthésiste,  médecin du sommeil artificiel, passera finalement de l'autre côté de la barrière pour devenir une patiente régulière. Cette complaisance pour l'état de corps privé de toute conscience "alors que la matière du corps est toujours là, présente..." - pour citer le texte de l'opéra, Lolo Ferrari s’inscrivait dans une démarche que nous pouvons qualifier d' « anti-platonicienne ». En effet la philosophie de Platon ayant prôné la supériorité de l'Esprit, entité supérieure mais prisonnière du corps éphémère, Lolo Ferrari se complaisait dans une démarche diamétralement opposée. Elle voulait être un corps sans âme, et cela l'a rendue dépendante aux anesthésies générales. L'auteur de l'opéra évoque très clairement cette addiction : "Piquez moi docteur, docteur. Donnez-moi une dose de sommeil. Plongez moi avec vous dans cette absence au présent." 

Car fuir le présent, plonger dans le sommeil, n'est-ce pas faire l'expérience de la mort comme le disait le cinéaste espagnol Pedro Almodovar, qui compare l'instant où nous nous endormons à « une micro expérience de la mort."[3] ?

C'est pourtant cette perte de conscience et le fait de livrer son corps et ses entrailles aux mains du chirurgien qui terrorise la plupart des patients ayant recours à une intervention. Je me souviens d'un cours de soutien en philosophie que je donnais à des élèves de terminale ; nous étions en train de définir l'inconscient lorsqu'un élève a pris la parole et dit : "la vraie inconscience, celle dont j'ai véritablement fait l'expérience, c'est lorsque j'ai subit une intervention chirurgicale. On s'endort brusquement et l'on pense se réveiller immédiatement après, avec l'impression que le temps ne s'est pas écoulé." Ce qu'il y a d'angoissant dans cette expérience c'est qu'elle nous fait approcher de l'état de cadavre : anesthésiés, nous sommes vivants mais totalement inconscients de l'être, et notre corps est ouvert, mis à nu, et totalement à la merci d'une équipe chirurgicale. En dépit de cela, Lolo Ferrari appréciait d'être opérée. 

Nous pouvons noter ici un paradoxe : elle voulait quitter ce corps qui était omniprésent dans sa vie. Car à force d'abuser de la chirurgie esthétique, elle n'était  devenue que corps. C'est précisément ce corps modifié à l'extrême qui lui a valu sa célébrité et fait d'elle, aux yeux de beaucoup, un simple corps fantasmé, et rien d'autre. 

Sans parallèle direct mais dans une démarche un peu comparable, qu'en est-il de l'anesthésie et de la douleur chez les artistes qui ont traité de la modification corporelle ? 

Dans les années 70, des plasticiens tels que Gina Pane ou les Actionnistes Viennois, pour ne citer qu'eux, ont tailladé et violenté de leurs mains leur propre corps dans le cadre de performances, et cela sans anesthésie aucune. Ces artistes se plaçaient alors dans la situation de chirurgiens de leurs propres anatomies et vivaient pleinement les douleurs conséquentes. Une sorte de souffrance exquise et avant l'ère des abus de la reconstruction indolore pour un corps devenu objet de culte.

Plus récemment, entre 1986 et 1993 précisément, une artiste française, Orlan, a eu régulièrement recours à des interventions de chirurgie plastique. Mais, à l'inverse de ses prédécesseurs fervents de l'auto mutilation, elle refusait la douleur et avait toujours recours à l'anesthésie. « Lors de mes opérations performances chirurgicales, le premier impératif conclu avec le chirurgien était que je ne voulais pas de douleur pendant et après l’intervention. »[4] Sa démarche reste cependant très éloignée, voire contraire à celle de Lolo Ferrari. Les résultats des opérations, parfois à l'encontre des canons de beauté, avaient précisément pour but de dénoncer les abus des modifications plastiques : « La beauté est construite par l’idéologie dominante, elle nous désigne les modèles que l’on doit trouver beau. (…) J’ai eu cette idée de me faire poser des implants à la base fabriqués pour rehausser les pommettes. Je les ai mis sur mon lobe frontal, ce qui n’est pas réputé à la portée de la "beauté". Je souhaitais ainsi apporter de la différence. (…) Je ne suis pas contre (la chirurgie esthétique), c’est une technique de notre temps. En revanche je suis contre ses tentatives d’uniformisation et de normalisation qu’elle  traduit. »[5]

Mais le point commun entre toutes ces pratiques, qu'elles soient purement plastiques ou artistiques, reste la question de l'image. Une image où le besoin de modifier prédomine, dans la laideur ou la beauté, dans l'anesthésie ou la douleur : « J’ai eu l’idée de remettre une image que j’aimais beaucoup, pas par nécessité de faire une opération chirurgicale, mais pour m’inventer moi-même. Je voulais changer d’image, pour faire de nouvelles images. »[6] précise Orlan.

Vengeance envers ce physique dont la nature nous a doté ? 

 

 

 

 

La chirurgie portée à l'écran : les monstres contemporains.

 

Ils sont nombreux, parmi ces personnalités de l'extrême, à user et abuser de la chirurgie. Souhaitant s'embellir, ils deviennent aux yeux de la population de véritables bêtes de foire, des créatures n'ayant  plus vraiment apparence humaine. En ce qui concerne l'exemple Lolo Ferrari, elle a choisi l'extrême féminité : lèvres gonflées et poitrine énorme. Dans l'opéra, le personnage justifie ce choix par le fait qu'elle ne veut plus être "une enfant sage". Souffrant de dysphormophobie, elle veut  échanger son image de jeune bourgeoise contre celle d'une femme sensuelle et désirable. Mais à trop vouloir contrôler son image, le résultat  peut finir par échapper.

C'est un peu la thématique d’Almodovar dans son film "La piel que habito". Cette oeuvre cinématographique relate l'histoire d'un chirurgien dont la fille a été menée à la folie et au suicide par le jeune Vincente ; il fait donc subir à ce dernier de multiples opérations dans le but de le métamorphoser en une très belle jeune femme, Véra. La transformation terminée, la belle créature est retenue enfermée dans l'immense maison du chirurgien où elle passe ses journées vêtue d'une combinaison d'un tissu semblable à une seconde peau,  et à envelopper tout objet de la même matière. Ce thème de la peau est au coeur de la problématique du film et véhicule l'obsession pour le changement de soi. En effet, Almodovar traite ici de ce fantasme "j'aimerais changer de peau". Il met en scène des personnages costumés (l'homme tigre), une victime brûlée entourée de bandage (sa femme défunte), des couturiers recouvrant leur mannequin de tissu (Vincente avant sa transformation et sa collègue), une scène de viol suivie de celle du tortionnaire rhabillant sa victime avec une culpabilité manifeste. Ou encore le chirurgien se parant des nombreuses couches de tenue stérile afin de procéder à une intervention qui fait office de vengeance, comme le bourreau enfilant sa cagoule, ou lorsque celui-ci observe avec insistance et de manière médicale, la peau parfaite de sa créature. Ces nombreux gestes et tissus sont le fil conducteur vers l'idée que nous sommes tous constitués de couches superposées.

L'intérêt du film réside dans la dichotomie entre le physique et la psychologie des personnages. Malgré la beauté du chirurgien et de Véra, la monstruosité est omniprésente dans les rapports entre les différents personnages. N'est-ce pas pour nous rappeler que la monstruosité est avant tout psychologique? 

Il en est de même dans la série Nip/Tuck mettant en scène deux chirurgiens plasticiens, deux hommes beaux mais dont les actes sont souvent odieux. L'un est manipulateur, égoïste et misogyne à l'excès, l'autre, d'apparence plus morale, multiplie les infidélités et les mises en danger de sa propre famille. Un autre personnage comparable à Lolo Ferrari, Kimber, une créature de rêve qui a subi de nombreuses interventions afin de devenir star du porno, sera défigurée par le Découpeur, un serial killer sanglant dont le but est de détruire la plastique parfaite mais superficielle crée par les deux chirurgiens (le découpeur s'avère être lui-même un chirurgien). 

Nip/Tuck tend à traiter de cette question du monstre : où est la limite entre le beau et le monstrueux? Le monstrueux n'est-il pas plus moral que physique ? A travers ces questions, des patients, différents à chaque épisode, viennent soigner leurs difformités ou assouvir les fantasmes de leur image. Ils essaient parfois de ne plus être physiquement des monstres (femme défigurée après une tentative de suicide échouée, jeune trisomique qui veut ressembler à ses frères et soeurs, adolescent couvert de tatouage et qui finira par tuer ses parents), ou alors, au contraire, ils deviennent monstrueux suite à  l'intervention (par exemple une femme qui modifie son visage sur le modèle du chat). Et nous, spectateurs, ne cessons de nous demander si soigner l'extérieur pourra guérir l'intérieur. Car dans la plupart des cas, ces histoires finissent mal.

La chirurgie plastique est devenue un thème récurent chez les réalisateurs, une problématique des plus actuelles et des plus populaires. Nous vivons une époque où l'image de soi n'est plus à la merci du temps. Nous avons dorénavant le choix d'un changement, plus ou moins radical, de notre physionomie en passant par l'anesthésie et le scalpel. L'image identitaire peut ainsi être magnifiée, travaillée, voire détruite. Changeons nous  ce que nous sommes pour autant? Et pourquoi arriver à un tel degré de modification? Comme si notre propre image nous échappait, que nous lui devenions extérieur. L'image c'est justement "ce dont je suis exclu."[7] écrit Roland Barthes.

 

 

C'était l'image d'une jeune bourgeoise, celle d'Eve Vallois, que Lolo Ferrari n'a cessé de modifier au profit de celui d'une star de porno. Elle voulait être célèbre pour son corps, elle n'a en effet été que ce corps qu'elle aimait endormir et se faire ouvrir. Son monde n'était que pornographie jusqu'à sur la table de chirurgie, car dévoiler l'intérieur de soi n'est- ce pas aller au-delà de la nudité?  N'est-ce pas montrer la face la moins "montrable" de soi?  Un corps dévêtu, ça excite, un corps nu, ça émoustille, mais face à un  corps ouvert, la nausée monte. Dans l'acte de se déshabiller, il y a une sorte de progression ironique où le désir bascule dans le dégoût. A force d'enlever des couches, il ne reste plus que la peau à retirer.

 

Par ce qu'elle a donné, Lolo Ferrari, a-t-elle été un monstre ou une victime? Victime? Oui, d'un mari, des abus d'une chirurgie et de ses propres démons. Monstre? Peut-être non justement, mais humaine trop humaine, avec les faiblesses et les névroses qui peuvent mener à des excès. La fascination pour un personnage comme elle vient précisément du fait qu'il nous met face aux extrêmes de l'être humain et nous questionne sur le rapport entretenu avec notre corps et les limites de celui-ci. Qui sont les monstres finalement si ce ne sont les médecins et l'image véhiculée par l'opinion publique? Car ils ont le pouvoir de nous pousser dans le dégoût de nous-même et vers des chimères esthétiques dont le prix est cher à payer.

 

 

 

 

 

 

[1] Introduction du catalogue Splendeurs et Misères du corps, Le miroir du corps social par Roger Marcel Mayou, editon Audiovisuel, 1988, p.25 et 27

 

[2]  Interview pour le magazine 20 ans, octobre 1998

 

 

[3] Texte affiché lors de l’exposition consacrer au réalisateur, du 5 avril au 31 juillet 2006, à la Cinémathèque française

 

 

[4] http://www.orlan.net, rubrique faq

 

[5] ibid

 

[6] ibid

 

[7] Roland Barthes, Fragment d'un discours Amoureux, éditions du Seuil, collection « Tel Quel », Paris, 1977, p.157

 

 

 

 

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